« La gestion de projet consiste à aligner tout le monde sur les mêmes objectifs, puis à clarifier le rôle et la mission de chacun, et à s’assurer que tout le monde avance comme prévu ».
Voilà à peu près ce qui est enseigné dans la plupart des écoles et que j’ai entendu mille fois. Ce que j’appelle parfois « la vie rêvée des anges »… Pourtant, la réalité se passe rarement comme ça. Curieusement, alors même que le RACI[1] est parfaitement clair, que les fiches de lot ont été détaillées autant que possible, que les objectifs sont très précis, les tiraillements se font jour, les retards s’accumulent et les malentendus se multiplient. « La vraie vie ! » Le chef de projet consciencieux va alors retravailler son RACI, chercher les trous dans la raquette, multiplier les réunions de contrôle et se plaindre à qui voudra l’entendre du silotage des activités - il est vraiment le seul à s’intéresser au projet dans sa globalité, tous les autres ne pensent qu’à leur propre point de vue.
Ce que personne ne dit jamais, dans tous ces manuels de management, c’est que la gestion de projet consiste avant tout à repérer les tensions et à s’en servir pour progresser. Après tout, c’est bien normal que chacun ait un point de vue différent et c’est bien humain que chacun défende d’abord ses préoccupations. Le responsable industriel veut d’abord savoir produire, l’ingénieur de développement tenir la performance du produit, le manager « a des objectifs à tenir » et le financier surveille « la ligne du bas ». Et c’est un point de vue idéaliste que de supposer que chacun va naturellement endosser l’intérêt général. En réalité, les sociologues savent que c’est une illusion[2]. Est-ce à dire pour autant que tout projet se transforme en conflits larvés et que les réunions deviennent systématiquement des combats de coqs ? Ce n’est pas une fatalité.
Au contraire, ces tensions, qui sont l’expression de points de vue différents, peuvent être source de richesse. Il ne s’agit donc pas de les annuler, mais de les transformer. Encore une fois, il n’est pas question de laisser les tensions devenir destructrices, les conflits prendre toute la place et le projet se transformer en pugilat. Mais il faut se rappeler que la créativité naît rarement de la loi de la majorité… Quand tout le monde est d’accord a priori, certes, les choses vont plus vite. Seulement si on fait ce qu’on a toujours fait, on aura ce qu’on a toujours eu.
Ce ne sont pas les situations de tension qui manquent dans les projets.
Faut-il introduire cette nouvelle technologie, comme le demande la R&D, qui permettra d’atteindre les performances promises aux clients, ou faut-il au contraire garder la techno déjà bien maîtrisée, qui permettra à l’usine de tenir les délais… promis aux clients ?
Faut-il écouter les équipes de développement, qui choisissent tout ce qui va les aider à tenir leurs délais, ou les commerciaux qui affirment que baisser les coûts est indispensable ?
Faut-il satisfaire les pilotes d’avion qui veulent conserver une interface homme-machine qu’ils connaissent par cœur, ou les avionneurs qui veulent faire évoluer un cockpit déjà saturé en interfaces utilisateurs en supprimant des boutons et en les remplaçant par des touches numériques ?
Aucune de ces questions n’appelle une réponse préétablie. Le contexte, l’historique, le niveau de connaissance, les enjeux connus et cachés, tous ces éléments doivent intervenir dans la réflexion.
Et pourtant, le chef de projet devrait trancher, choisir, arbitrer ? Et si, plutôt que de trancher, et donc couper… des idées, il s’agissait plutôt d’en ajouter en confrontant ces idées pour en faire jaillir de nouvelles ? Chercher une autre voie, en prenant en compte les points de vue différents, en considérant tout ce qu’on sait, et surtout tout ce qu’on doit apprendre ? Utiliser cette tension afin de construire autre chose ?
L’art de la gestion de projet (qui est aussi l’art du management plus généralement), c’est de détecter ces conflits sous-jacents, de désamorcer les réflexes de défense pour transformer ces émotions en créativité. Pour transformer l’agressivité en innovation, les enjeux doivent être ré-évalués, les objectifs redevenir collectifs, le court terme et le long terme rééquilibré. Finalement, l’art premier du chef de projet (et de tous les managers) ne devrait-il pas être d’apprendre à faire parler les gens ensemble ? Parler avec les autres plutôt que sur les autres ?
Voilà un art de la gestion de projet qui est rarement évoqué. C’est pourtant ce talent-là qui fait la différence entre les bons chefs de projet et les autres. Le reste n’est que de la technique et peut s’apprendre à l’école.
Cécile Roche
[1] Matrice des responsabilités : Responsible, Acountable, Consulted, Informated
[2] François Dupuy Lost in Management
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