Nous sommes de plus en plus soumis à des algorithmes qui veulent nous laisser croire que « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi », et qui, pour notre confort, s’efforcent de ne nous confronter qu’à ceux qui sont de notre avis.
Nous oublions ainsi que débattre, « c'est ce qu'il faut faire pour ne pas se battre »[1] Un désaccord ne se termine pas obligatoirement par une bataille. Envisager que l’autre puisse avoir un point de vue différent, même si ce point de vue n’est pas le nôtre, est un premier pas vers une vie harmonieuse (et supportable) en société. Et qu’est donc une entreprise, sinon un échantillon de société ?
Cette raison-là mérite à elle seule de réapprendre à débattre, mais la nécessité de développer l’empathie pour les points de vue différents va bien au-delà.
Les exercices de brainstorming qui se finissent en classant les post-its par grandes idées générales soumises à un vote majoritaire nous l’ont appris depuis longtemps : la créativité naît rarement de l’idée dominante. Vous avez tous vécu ces journées où l’on met à contribution l’imagination de chacun pour finir par voter pour les 3 idées… que tout le monde avait en entrant. Toutes les idées divergentes ou dissidentes sont implacablement écartées. Le résultat est une forme de consensus, certes, mais un consensus sans imagination.
Le plus souvent, c’est en confrontant des idées opposées que les étincelles jaillissent, pour aller vers une autre voie, nouvelle, quand chacun fait l’effort de considérer le point de vue de l’autre comme recevable. La pratique du débat nous apprend à décomposer les idées, les examiner sous tous les angles, les recombiner, puis envisager d’autres combinaisons encore pour explorer de nouvelles façons d’aborder les problèmes auxquels nous faisons face.
Sur le gemba, une équipe d’ingénierie réfléchissait récemment aux causes du retard de leur projet, jusqu’au moment où la question a été posée de ce qu’ils voulaient gagner. C’était un développement de produit techniquement assez complexe, qui devait intégrer des briques réutilisables dans le cadre d’une politique produits. Après réflexion, deux ambitions ont été identifiées : « nous voulons développer toutes les briques réutilisables de notre cœur produit » et « nous voulons réussir les projets A, B et C qui sont attendus par nos clients ».
La première étape du débat a conduit toute l’équipe à réaliser que cela ne voulait pas dire la même chose. L’ambition des uns était de satisfaire les clients déjà identifiés, en sacrifiant les développements de briques communes, tandis que l’ambition des autres était de satisfaire les clients futurs en enrichissant le catalogue de briques réutilisables.
La deuxième étape a consisté à poser ce que signifiait réellement chacune de ces ambitions, en termes d’activités, de délais et de mise à disposition de produit, et ceci qu’ils ou elles soient d’accord ou pas avec l’ambition.
La troisième étape a consisté à trouver un terrain d’entente, en imaginant des options et des phases différentes de ce que tous avaient initialement en tête.
La journée a permis de converger vers une approche satisfaisante pour tous, et d’identifier les arguments nécessaires pour aller négocier avec les managers et les chefs de projets. Au moment de se séparer, quelqu’un a dit « ça fait du bien quand même, de bosser tous ensemble une journée sans s’engueuler ! »
Le conflit en entreprise n’est pas un piège à éviter à tout prix. Cela peut être au contraire une source de créativité pour inventer des solutions plus satisfaisantes pour tous. Cette recherche de consensus est beaucoup plus riche que l’évitement (ou le choix de celui qui crie le plus fort), à la condition bien entendu d’apprendre à dé-battre. Après tout, il est parfaitement logique que les financiers cherchent à maîtriser les coûts pendant que les responsables de produits cherchent à augmenter la valeur. Il est tout à fait raisonnable que la production préfère les technologies éprouvées et maîtrisées, quand la R&D cherche à innover pour répondre aux nouvelles exigences client. Les exemples peuvent se multiplier à l’infini… Ensuite, il ne s’agit ni de choisir noir ou blanc (j’ai raison et tu as tort), ni même gris (on va couper la poire en deux…) mais d’apprendre à se parler, s’écouter, et négocier ensemble pour trouver une nouvelle voie, plus satisfaisante pour tous. Cela demande un peu plus de temps au départ, le temps de ce fameux débat. Mais combien gagne-t-on finalement, en guerres intestines et décisions remises en cause ?
Cherchons où sont les conflits ou les dissensions, il y a toujours des choses à en apprendre. Apprenons à considérer la validité des points de vue différents, et travaillons ensemble, pas à pas, à construire une direction commune. Et ainsi, transformons l’énergie des conflits en énergie de création.
Cécile Roche
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[1] Etienne Klein, Courts-circuits, Gallimard, 2023
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