Qu’est-ce qu’une intelligence collective ? Le sujet revient souvent, mais au-delà d’affirmer qu’il s’agit de la capacité d’un groupe à décider ou innover en mettant en commun les connaissances, compétences et expériences de ses membres, on en sait assez peu. De fait, à en lire la presse ou à travailler dans les grandes entreprises, l’impression de bêtise collective est plus fréquente que d’une quelconque intelligence.
La plupart de nos organisations sont verticales : le chef collecte données financières et rapports du terrain, détermine une vision du futur, décide de ce qu’il faut faire puis le fait appliquer par ses sbires. Il ou elle n’agit pas seul, bien sûr. Le board, les directeurs, tous ont un avis - qui représente les intérêts particuliers de la fonction… dont ils sont les chefs. Ces négociations au sommet conduisent souvent à des décisions dont le reste de l’entreprise se sent exclu, dépassé, et surtout qui ne font aucun sens sur le terrain. Tout d’un coup, le gouvernement annonce 10 milliards d’euros d’économies à trouver cette année, ce qui lance une course à qui mieux mieux sur les restrictions budgétaires – mais après avoir lu article sur article sur le délabrement des hôpitaux va-t-il vraiment falloir en réduire les budgets ?
Je ne dis pas que la dette nationale n’est pas un problème, ou qu’il n’y pas trop de dépenses publiques, ou que ces dépenses ne sont pas inefficaces – je dis simplement que je n’y vois pas l’intelligence collective. Le gouvernement gouverne, je me sens gouverné sans comprendre ni y être associé. Tout comme dans une entreprise, la direction décide et les équipes subissent. Même dans les anciennes stars de la tech, il faut maintenant réduire les coûts pour tout réinvestir sur l’IA – vraiment ? Quels coûts ? Et que sont devenus les incroyables profits amassés pendant des années ?
J’étais récemment en Italie dans une entreprise d’installation et de maintenance de panneaux photovoltaïques et de points de distribution d’électricité, dans laquelle le collectif des directeurs de centres s’est donné comme but d’améliorer la sécurité. Leur premier constat : le fait de rappeler sans cesse les procédures de sécurité et sanctionner les équipiers qui se font prendre à ne pas les respecter ne donne pas de résultat. Suite à cette discussion, nous sommes allés sur le terrain pour observer les conditions réelles dans l’un des centres.
En remarquant tous les cas de risque vertical (en rangeant en hauteur on prend le risque que quelque chose tombe sur un équipier qui vient chercher un équipement rangé en dessous), le groupe a nommé avec humour ce risque « TOUR DE PISE ». Puis, dans le même esprit, « NAPLES » pour les endroits où de vieux machins sont empilés pêle-mêle et donc dangereux d’accès. Il y a aussi « PALERME » pour les endroits sales, « MILAN » pour les engins de manutention (Milan, la ville des voitures), « TURIN » pour les équipements complexes et pour finir « ROME » pour les procédures bureaucratiques (les panneaux « tenez la rampe pour descendre l’escalier »). On voit tout de suite que ce sont des Italiens du nord, mais ils se sont fait leur propre vocabulaire.
Avec ces mnémotechniques visuels, le groupe regarde son terrain différemment. Il identifie les endroits à problèmes, puis discute avec les responsables de secteurs, permettant ainsi d’ouvrir la conversation sur les fameux « 5S » ou comment aborder la sécurité en pratique : trier et éliminer l’inutile, ranger, nettoyer, se doter de standards pour faire les 3 premiers pas, puis soutenir la vie des 4S dans la durée. Cette visualisation de la dangerosité des zones de stockage permet de structurer une conversation continue où l’expérience, les connaissances, les compétences et les intuitions des uns et des autres s’expriment.
Cette visualisation permet d’une part une courbe d’apprentissage individuelle, par exemple, réduire les endroits « TOUR DE PISE » en apprenant à tout ranger au sol, ce qui requiert une plus grande rotation du matériel pour moins utiliser d’espace. Elle permet d’autre part le partage des apprentissages des uns et des autres pour former de véritables solutions collectives, comme par exemple une revue des matériels dans les différents centres pour savoir ce dont chaque centre a besoin à portée de main et ce qui peut être tenu chez l’un ou l’autre pour la collectivité.
Un aspect unique de l’approche lean est cette visualisation concrète des grands problèmes, qui permet une discussion pratique de ce que cela veut dire pour chacun, de la façon dont le problème se présente vraiment, du fait que la solution de l’un est un problème pour l’autre et que pour chacun de ces effets secondaires une contre-mesure peut être cherchée – par du kaizen. En respectant l’expérience et le point de vue de chacun, la visualisation permet le teamwork et la véritable construction de solutions collectives.
En faisant l’effort de visualiser les problèmes pour leurs équipes et de les engager dans des discussions à ce sujet, les chefs partagent les challenges et les solutions envisagées, les montrent concrètement à chacun, écoutent les avis sur les effets contraires et soutiennent la recherche de contre-mesures locales. Ils créent ainsi une véritable ambiance et pratiquent de la collaboration qui met réellement en valeur les compétences des uns et des autres – tout en mettant en avant le besoin de compétence et en encourageant la nécessité d’auto-développement.
Le lean nous enseigne que toute stratégie de solution doit être accompagnée d’une stratégie de confiance, sans laquelle la solution, même la meilleure du monde, a peu de chances d’être adoptée. Dans une stratégie de confiance, les personnes concernées reconnaissent le bien fondé du problème (et la nécessité de le résoudre) ainsi que la compétence du décideur à trouver une solution pertinente. Elles doivent également être confiantes dans le fait que la solution ne finira pas par se construire à leur dépens, qu’elles auront la liberté d’y participer – ou pas – dans leurs termes et qu’elles pourront en modifier les modalités de mise en œuvre selon leurs cas personnels. C’est pour cela qu’en lean le décideur implique les équipes dans la compréhension du problème puis l’élaboration d’une solution, et surtout soutient des démarches de kaizen pour trouver des contre-mesures aux effets indésirables des solutions mises en œuvre. La sérénité des équipes de production et la confiance du collectif n’ont pas de prix.
L’intelligence collective repose sur l’apprentissage individuel de la compétence et de la collaboration, à la fois pour les dirigeants et pour les équipes. Le lean est un terme valise pour un ensemble de techniques qui font exactement ça. Alors que nous préparons notre 9e Lean Summit, près de vingt ans après la formation de l’Institut Lean France, je m’interroge encore sur le refus complet des business schools d’envisager une autre façon de faire fonctionner les entreprises et leur obstination à rester sur des modèles de pouvoir et de stratégies d’acteur qui, de toute évidence, ne satisfont personne – et n’obtiennent même pas de résultats de performance. Et si l’on apprenait plutôt à visualiser les problèmes pour déclencher davantage de collaboration ?
Michael Ballé
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