Que ce soit à la Banque Mondiale, l’OCDE ou le FMI, les perspectives de croissance mondiale sont atones. Et particulièrement dans les économies dites avancées comme celles de l’Europe.
A l’heure des budgets, nous risquons donc un tour de vis général dans nos entreprises. Si surfer sur un marché en pleine croissance requiert fondamentalement de savoir gérer des projets (produits, services, expansion géographique…), survivre quand c’est dur est une tout autre histoire.
Or le premier réflexe chez beaucoup de dirigeants, dans ce cas de figure, est de revenir à une approche centralisée. Un « je reprends la main » généralisé avec le très grand risque de définir des solutions en chambre, soumises à une communication restreinte et encadrée qui interdit toute forme de remise en question. Le problème est que l’on risque ainsi de se priver de savoir-faire clés : repositionner des acteurs indispensables de la qualité ou de l’ingénierie sur une activité de vente, parce que la vente devient l’unique focus de l’entreprise ; prendre des engagements sur des appels d’offres sans l’usine ou le savoir-faire pour produire ; saturer l’énergie et l’attention des collaborateurs à coups d’analyses, de réorganisations ou de reporting tous azimuts ; délocaliser des productions au motif qu’elles seront moins chères ailleurs sans s’inquiéter du savoir-faire ainsi transféré, sachant pourtant que l’industriel low-cost d’aujourd’hui deviendra le concurrent de demain.
Le command and control, ce réflexe pavlovien du cerveau de dirigeant, fait l’impasse sur deux facteurs essentiels dans la réussite d’un projet humain :
- la confiance, en soi mais aussi vis-à-vis de l’équipe et du management,
- et le sens de ce que l’on fait : que cherche-t-on à réussir ? Comment mon travail y contribue-t-il ?
Sans ces deux éléments fondateurs, l’entreprise ne crée plus d’énergie.
Mais sans énergie, impossible de sortir de sa zone de confort. Il faut pourtant beaucoup de jus de cerveau pour convaincre les autres et améliorer une situation : gérer la collaboration, les conflits, la négociation qui sont inhérentes au kaizen et à la résolution de problèmes.
Sans collaboration, il n’y a ni analyse des ratés sur la production ou le service, ni correction et amélioration de la valeur au fil du temps. Or l’analyse en continu de la valeur produite et livrée est un des points de départ de l’innovation de demain, et nous avons désespérément besoin d’innovation en Europe. Le nombre de demandes de brevets déposées en 2023 par la Chine ou les États-Unis est respectivement 8 fois et 3 fois plus important que celui de l’Office Européen des Brevets (OEB), dont une grande part émane d’ailleurs de non-résidents européens.
L’énergie et l’engagement se perdent très vite quand on lâche sur la confiance et le sens. Un DG racontait récemment la corrélation totale qu’il avait constatée entre une baisse inédite de la qualité et le mécontentement interne des collaborateurs : quand les réclamations clients et les retouches se multiplient, les journées de travail se transforment en pensum.
Les exemples où la sécurité et la qualité ont été abandonnées au profit de la réduction de coûts pullulent : Boeing, le submersible Titan … Le rapport de 1800 pages sur l’incendie de la Grenfel Tower[1] montre que, dans le sillage de la crise financière de 2008, la pose de revêtements inflammables mais moins chers sur les logements sociaux, l’absence d’encadrement sévère sur ces revêtements par la profession, la dilution des responsabilités en matière de sécurité et des plans d’évacuation d’immeubles de grande hauteur ont convergé vers la catastrophe de juin 2017 qui a provoqué 72 morts.
Dans tous les cas, on fragilise ou on tue l’engagement (sans parler des clients qu’on perd) et on s’étonne de voir apparaître du quiet quitting[2].
Si on lâche sur la sécurité, on lâche sur la confiance.
Si on lâche sur la qualité, on lâche sur l’intérêt et le sens de la mission.
Si on ne veut pas ébranler les fondations mêmes de l’entreprise, comment alors gérer un budget ou une stratégie de crise ? Comment lutter contre le réflexe pavlovien du retour au command and control ? Les plongeurs le savent : si l’air n’arrive plus sur leur détendeur quand ils sont à 20 ou 30 m sous l’eau, le réflexe immédiat est de remonter à la surface. Or remonter brutalement en surface d’une profondeur pareille explose les alvéoles des poumons et provoque des accidents de décompression. Les plongeurs s’entraînent donc constamment aux gestes qui sauvent (signes de détresse, détendeur de secours, assistance d’un autre plongeur) et apprennent ainsi à dominer le réflexe de panique du cerveau.
Nous devons de la même manière nous entraîner à des gestes réflexes, qui prévaudront même en cas de crise. Quelle est la pyramide de Maslow de notre entreprise, ou encore la séquence inaltérable des gestes réflexes, que ce soit en production, en livraison ou dans la supply chain amont ? Chacun pourra affiner et personnaliser, mais cela passera par :
- La sécurité d’abord. Il est impensable de mettre en danger les acteurs qui interviennent tout au long de la chaîne. C’est une question de respect des personnes, et donc de confiance.
- Puis la qualité. La qualité est très exigeante, mais très payante. Elle pousse à définir ce qui est OK et not-OK, à monter des chaînes de réaction en cas de problème, à accroître sans relâche les compétences, à pousser chacun à la collaboration.
- Quand ces points sont acquis ou à nouveau consolidés, on peut s’inquiéter du volume (capacité). L’Europe industrielle est en panne[3], mais il est illusoire d’investir massivement tant que la qualité n’est pas au point et que les compétences (comprendre la machine intimement, maîtriser le geste sans défaillance) ne sont pas au niveau.
- La réduction des coûts viendra en grande partie de la réduction des aléas sécurité et qualité, multipliée par l’effet volume qui en résulte.
C’est l’alignement de ces 4 planètes, et dans l’ordre prescrit, qui créera la croissance durable de l’entreprise[4]. Il ne suffit pas de le publier urbi et orbi comme valeurs clés de l’entreprise, il faut pouvoir le pratiquer partout, tout le temps, sur le terrain, y compris quand tout va bien. Observer avant toute chose d’éventuels gestes ou situations dangereux (sécurité), s’inquiéter des retouches ou réclamations en cours (qualité). Et garder ce réflexe sécurité / confiance – qualité / sens lors des revues budgétaires en cours.
Rien de ceci n’est nouveau. La Tech, l’IA, l’automatisation nous font juste oublier les fondamentaux de la collaboration humaine. Lisez ou relisez, à l’occasion de cette rentrée budgétaire, Deming dans Out of the Crisis[5] : il y explique comment l’amélioration de la qualité réduit les coûts, renforce la productivité, et permet ainsi de capturer le marché avec de la meilleure qualité et des prix plus bas - et ainsi de rester dans le business et créer des emplois.
Et si vous voulez prendre du recul sur vos décisions budgétaires en cours, lisez ce court et passionnant livre Réussir ses Décisions Stratégiques[6] de Ballé, Beauvallet et Olivencia.
Ne lâchons pas sur les fondamentaux, sécurité et qualité.
Jamais !
Catherine Chabiron
Téléchargez en PDF
[1] https://www.grenfelltowerinquiry.org.uk/report/phase-2/volume-1.html#chapter-2
[2]Quiet quitting : ne plus assurer que les tâches de base, sans effort pour aller au-delà
[3] https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/09/23/la-grande-panne-de-l-industrie-europeenne_6328985_3234.html
[4] Voyez également dans cette vidéo l’ordre de priorité que suit Toyota en cas de désastre (inondation, tremblement de terre, tempête) dans une usine : la sécurité des employés d’abord, puis aider la communauté autour de l’usine à se nourrir, se vêtir et enfin, réparer les dégâts dans l’usine
[5] Edward Deming, Out of the Crisis, MIT Press, réédité en 2018)
[6] https://www.institut-lean-france.fr/produit/reussir-ses-decisions-strategiques/
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