Que penser d’un nouveau patron qui veut s’appuyer sur les A3 pour résoudre les problèmes rigoureusement?
Oh là là ! Votre patron veut-il également tout standardiser dans votre travail ? Malheureusement, les acharnés de la mise sous contrôle ont tendance à vouloir utiliser les outils du Lean pour asseoir leur emprise sur les autres plutôt que pour créer un espace de réflexion. Après avoir taylorisé les opérations, ils voient dans le A3 un moyen de tayloriser les esprits.
Pour être clair, l’objet du A3 n’est pas de vous enseigner comment penser. C’est un outil pour vous permettre d’expliciter votre réflexion auprès de vos collègues, échanger, et poursuivre votre chemin sur la voie de vos conclusions.
Les huit cases du A3 standard sont une invention américaine relativement récente – ce que Toyota a appelé ses « pratiques courantes » :
- Clarifier le problème
- Décomposer le problème
- Etablir une cible
- Analyser la cause racine
- Développer des contre-mesures
- Déployer complètement les contre-mesures
- Surveiller à la fois les résultats et les processus
- Standardiser les processus qui ont réussi
Il y a bien des années, quand j’ai découvert le A3 de résolution de problèmes, l’ordre des étapes était loin d’être universel – l’accent n’était pas mis sur la séquence, mais sur le contenu.
On m’avait appris que le but du A3 était de permettre des choix clairs, car dans des situations complexes, il est aussi important de communiquer tant sur ce qu’on avait choisi de faire car c’était pertinent, que sur ce qu’on avait décidé d’ignorer. Jetons un œil à un A3 :
Clarifier le problème
Parmi toutes les manières de détourer le problème, quelle métrique clé avez-vous choisi pour le représenter au mieux et visualiser l’écart au standard? C’est loin d’être aisé car il y a habituellement de nombreuses manières de caractériser un problème, dont chacune a un impact sur la perception que l’on a du problème. L’astuce est de trouver une métrique qui puisse représenter un résultat – un but.
Mon dernier gemba, quoiqu’inhabituel, reste un gemba : lors de mon dernier voyage en Thalys, deux amis étaient en train de discuter (assez bruyamment) sur leur angoisse de se sentir si fatigués quand le réveil sonne le matin. La conversation allait et venait, bien sûr, mais essayons d’en capturer l’essentiel sous la forme d’un A3 :
Le but est représenté par la situation idéale: se sentir guilleret au réveil. Mais c’est très difficile à mesurer, de même que le sentiment de lassitude au réveil. L’un des protagonistes a cité le fait que selon un article lu dans un magazine, dormir moins de six heures par nuit diminuait de plusieurs années votre espérance de vie. Prenons donc ce chiffre comme un standard : six heures de sommeil par nuit. Il est désormais possible d’exprimer le problème sous la forme : au minimum six heures de sommeil par nuit. Ce n’est pas le même problème que ne pas se sentir exténué au réveil – mais cela y contribue.
En pistant le nombre d’heures de sommeil par nuit et en l’affichant dans la première case du A3, vous pouvez mettre en évidence le nombre de nuits à moins de six heures de sommeil, et partager avec les autres l’impact que vous accordez à cette mesure sur votre problème de fatigue matinale – et c’est un choix délibéré, car vous avez ignoré d’autres manières de la mesurer, comme par exemple un indicateur de bonne ou mauvaise humeur, l’opinion de votre épouse, le temps qu’il vous faut pour vous lever après la sonnerie du réveil, etc…
Décomposer le problème
Une fois que vous avez choisi de quantifier le problème en heures de sommeil, il faut maintenant lister les causes qui peuvent vous empêcher d’avoir vos six heures quotidiennes (que les deux amis ont compilées à la fin de leur discussion) :
- Journée démarrant trop tôt
- Arrivée tardive la veille au soir
- Regarder la télé tard le soir
- Commencer à traiter les mails
- Difficultés à s’endormir
- Réveil en pleine nuit sans réussir à se rendormir
- Etc…
Ce sont des problèmes compliqués de style de vie. Nous aurons instinctivement tendance à vouloir les traiter tous à la fois : nous ferons attention à aller au lit tôt quand nous démarrons tôt le lendemain matin, à ne pas traiter les mails quand nous rentrerons tard le soir, etc… Cela n’aidera pas à résoudre le problème car il ne sera pas possible d’en identifier une cause principale. Il vous faut donc choisir un facteur dominant en allant sur le gemba pour mesurer la fréquence relative des différentes causes.
Vous pouvez par exemple avoir la surprise de constater que le facteur télé a plus d’importance que vous ne pensiez car (1) vous vous laissez embarquer à regarder en séquence plusieurs séries tard le soir, et (2) comme elles sont plus courtes que les films, il est tentant de se dire que « cela ne prendra pas longtemps ». Vous avez désormais identifié les séries télé comme le facteur dominant. Même si ce n’est pas réellement le facteur dominant, le fait de l’écrire sur le A3 va permettre aux autres de comprendre votre réflexion :
- Vous avez sélectionné le facteur « Regarder des séries télé » et écarté les autres – qui cependant existent, même si la prévalence est plus faible.
- Vous avez sélectionné les séries télé sur la base de leur fréquence d’occurrence (plutôt par exemple que de mesurer l’heure à laquelle vous vous couchez ces soirs-là ce qui aurait fait ressortir les films par rapport aux séries)
Établir une cible
Maintenant que vous avez compris que regarder des séries télé deux soirs par semaine en moyenne explique les deux tiers de vos couchers tardifs, et les mails le troisième tiers, le reste n’apparaissant que très occasionnellement, vous pouvez établir une cible. Si vous éliminez la cause « télévision », vous pouvez diviser par deux le nombre de couchers tardifs.
Cette cible est suffisamment visible pour vous permettre de tester votre première hypothèse selon laquelle les nuits courtes ont un impact négatif sur votre humeur du matin. L’idée est ici qu’en divisant par deux le nombre de nuits courtes – un résultat mesurable – vous vous sentirez plus ou moins reposé au réveil – c’est un résultat visible, donc une cible valide. N’oubliez pas que même si la cible n’est pas la bonne, l’important est qu’elle ait été explicitée.
Analyser la cause racine
Ce qui nous amène à la cause racine:
- Pourquoi les séries télé vous font-elles coucher tard? Parce que vous commencez à regarder trop tard
- Pourquoi commencez-vous à regarder les séries télé trop tard? Parce qu’il y a trop de choses à faire le soir, notamment traiter les mails en décalage horaire.
- Pourquoi avez-vous besoin de regarder des séries télé ? Parce-que vous éprouvez le besoin de décompresser avant d’aller au lit.
- Pourquoi avez-vous besoin de décompresser avant d’aller au lit ? Pour tout un tas de raisons, en particulier les mails qui vous tiennent en éveil au moment d’aller au lit.
- Pourquoi dormez-vous mal ? parce-que bien que vous ayez le sentiment que les séries TV vous aident à décompresser, elles ne vous apaisent pas avant d’aller au lit.
Le fait de se poser la question de pourquoi vous regardez la télé tard le soir révèle deux causes racines:
- Une idée fausse: les séries TV ne vous aident pas à décompresser car elles gardent votre cerveau actif en le nourrissant d’images
- Une contrainte: le travail avec des interlocuteurs dans un fuseau horaire différent vous oblige à réagir promptement et attentivement aux mails que vous recevez
- Un effet cumulatif: après être rentré tard, avoir couché les enfants, traité vos mails du soir, la tentation est d’autant plus grande de vous affaler devant une série télé, ce qui explique pourquoi les séries TV grignotent votre temps de sommeil – vous les regardez précisément parce-que vous êtes exténué et en retard sur votre planning.
Là encore, mon analyse des causes racines n’a besoin d’être ni brillante, ni même en fait correcte, mais le fait de l’expliciter vous permet de partager votre raisonnement avec vos collègues – ils comprennent votre cheminement intellectuel, comprennent vos conclusions et évaluent la logique de votre réflexion.
Développer des contremesures
L’idée est de développer autant de contremesures que possible et d’expliciter les critères de choix afin d’expliquer quelle est la contremesure choisie et sur quelle base :
Pratique ? | Efficace ? | Séduisante ? | Total | |
Ne plus regarder de séries en semaine | O | O | X | X |
Vérifier attentivement la durée de la série avant de la regarder | ? | ? | O | ? |
Pas de séries après une certaine heure | O | O | X | ? |
Faire de la méditation plutôt que regarder la TV | ? | n | O | O |
Encore une fois – et c’est d’une importance critique – aucune de ces stratégies n’est particulièrement brillante. Mais elles vous incitent à être un peu créatif. Par exemple, dans le cas de la conversation des deux amis dans le train, l’option de la méditation est sortie de nulle part, et la discussion s’est orientée sur le sujet de la méditation. On avait le sentiment que la méditation, bien que n’étant pas une réponse directe à la problématique des séries TV, était quand-même la réponse la plus enthousiasmante – allez comprendre !
Faut-il le répéter, on voit que le A3 ne nous aide pas à trouver la bonne réponse, mais qu’il explicite les choix et rend les préférences visibles.
Allez au bout des contremesures
L’étape suivante est de décider comment basculer vers la méditation. Le plan est le suivant :
- Trouver des guides audio sur la méditation
- Se forcer à 10 minutes de méditation chaque jour avant de se coucher
- Essayer de passer de « je vais regarder une série TV » à « c’est l’heure de mon quart d’heure de méditation »
Il est ensuite possible de suivre la mise en œuvre du plan: vos guides audio sont-ils rapides à trouver ? Prenez-vous toujours le temps de méditer avant de vous mettre au lit ? Réussissez-vous à privilégier la méditation par rapport à la TV ?
Quand vous l’exprimez ainsi, vous pouvez immédiatement anticiper certains obstacles majeurs. Ce plan suppose que vous puissiez (1) apprendre une nouvelle pratique, et (2) changer vos réflexes. Cela n’ira pas sans difficulté, et même ainsi l’issue n’est pas certaine – et c’est une litote. Toutefois, écrire le plan et faire face aux obstacles reste la meilleure manière de réussir.
En pistant les progrès et en les partageant, on peut aussi avoir du soutien d’autres personnes et réagir quand quelque-chose va de travers, ce qui augmente en définitive vos chances de succès.
Surveiller à la fois les résultats et les processus
Le but était d’éviter de se coucher trop tard un soir sur deux dans la semaine. La contremesure inattendue était de faire de la méditation plutôt que de regarder des séries TV. Il est donc possible d’évaluer :
- Cela a-t-il fonctionné? Vous couchez-vous tard moins souvent?
- Est-ce la bonne manière de s’y prendre ? La méditation est-elle la bonne réponse ?
Au-delà des résultats bruts, vous pouvez également vous poser la question du but initial – vous sentez-vous moins fatigué le matin ?
Les habitudes ont la vie dure, et il est donc probable que vous aurez des résultats mitigés. Mais vous aurez découvert dans le fait de basculer des séries TV vers la méditation de nouveaux challenges qui vous empêchent d’atteindre votre but ultime. Ces challenges sont intrinsèquement intéressants et peuvent être partagés sur le A3. Ce que nous recherchons ici est en vérité notre « modèle » de succès ou d’échec : clarifier notre compréhension des facteurs de succès ou d’échec.
Standardiser les processus qui marchent
Alors, qu’en avez-vous conclu? Avez-vous adopté la méditation ? Ou bien l’avez-vous abandonnée au profit d’une autre pratique ? Des choix, toujours des choix ! Si vous décidez de vous en tenir à la méditation, vous pouvez vous attacher à créer les conditions qui rendront la méditation facile – le petit coussin qui va bien, des cloches tibétaines, une liste des bons guides audio, etc… Standardiser le processus qui vous amènera à préférer la méditation à la TV va générer de nouvelles questions, comme par exemple :
- Kaizen: quelle est la prochaine étape pour améliorer ma pratique de la méditation ?
- Yokoten: puis-je l’appliquer également à ma manière de traiter les mails tardifs? Ne devrais-je pas remplacer mon habitude de répondre aux mails la nuit par une autre pratique ?
Après ma discussion imaginaire sur un problème simple du quotidien, revenons à votre question. J’ai essayé avec cet exemple de montrer que le fait de suivre la séquence des étapes de A3 ne garantit en aucune façon que l’on aboutira à la bonne solution. Pourquoi en serait-il ainsi ? Ma solution personnelle pour un réveil facile est un simulateur d’aurore, qui vous éveille tranquillement sans la brutalité d’un réveil, et cela fonctionne particulièrement bien quand j’ai à me lever tôt. Les deux amis ci-dessus n’y ont jamais pensé.
Écrire un A3 vous permet de raconter l’histoire de la manière dont vous résolvez le problème (autrefois, on appelait ça la méthode QC Story), de manière à mettre en lumière les choix que vous avez réalisez dans votre quête de la solution. Cela permet ensuite de discuter de ces choix, de les remettre en cause, et d’avoir une meilleure perception de la situation.
Vous avez parfaitement raison quand vous dites que la résolution de problème créative est un processus confus. Je suis prêt à parier ma chemise que les deux amis dans le train n’en seraient jamais venus à sauter intuitivement le pas vers la méditation s’ils avaient suivi pas à pas les étapes du A3. Ils auraient certainement conclu par la nécessité « d’établir une plus grande discipline sur les heures de coucher ». Pour résoudre des problèmes, l’esprit a besoin de battre la campagne et de s’embrouiller un petit peu. Ce sont les cases du A3, et pas leur séquence, qui incitent l’esprit à décortiquer le problème par cercles concentriques de plus en plus petits.
Ceux qui s’imaginent que la séquence des étapes du A3 incite à un raisonnement rigoureux sont simplement en train d’appliquer la pensée tayloriste… à la pensée ! Ça ne va pas le faire ! Il n’en reste pas moins que le A3 est un outil puissant pour expliciter, expliquer et partager vos réflexions, de sorte que l’équipe puisse approfondir sa compréhension du problème et apprendre de la résolution itérative de problèmes concrets issus de la vraie vie. Le bénéfice apporté par le A3 est de (1) vous permettre à vous, celui qui doit résoudre le problème, de clarifier votre pensée et les choix que vous faites, et (2) de partager avec les autres pour qu’ils comprennent votre processus de pensée avant de commencer à critiquer les solutions que vous proposez.
Je ne peux que vous encourager fortement à utiliser le A3 comme un outil pratique – et de faire confiance à votre intuition pour qui remplir des cases n’a jamais permis de mieux résoudre un problème. Si vous continuez à résoudre les problèmes comme vous l’avez toujours fait (retournez sur le Gemba, observez plus longtemps, échangez avec les experts) et que vous synthétisez vos réflexions sous la forme d’un A3, vous verrez immédiatement comment le A3 vous permet de prendre de la hauteur, tant en vous permettant de vérifier votre réflexion qu’en impliquant d’autres personnes pour qu’elles vous aident à réussir.
Traduit de l’américain par François Lopez. Téléchargez en version PDF ici.
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