Deux serveurs dans un bar, chacun sa zone. L’accueil est soigné, les cocktails excellents. Pourtant, un détail nous agace : nos boissons, bien visibles sur le bar, sont prêtes… dix bonnes minutes avant d’être servies. Le serveur affecté à notre table est occupé ailleurs. L’autre serveur, pourtant disponible, passe plusieurs fois devant le plateau de boissons mais n’intervient pas : nous ne sommes pas assis dans la zone qui lui est affectée.
Un restaurant français classique, appelons-le A. On nous place et on nous donne le menu. On patiente, le chef de rang prend les commandes selon l’ordre d’arrivée, ce n’est pas encore notre tour. Deux tables plus loin, il prend son temps, explique les plats, fait des recommandations sur le vin. Nous avons choisi dans le menu, nous essayons de trouver un autre membre du personnel pour passer commande mais on nous répond qu’il faut attendre. Enfin, c’est à nous, le chef de rang note nos choix sur son précieux carnet. Soulagement : nous sommes entrés dans le flux. Il s’est passé vingt-deux minutes.
Un autre restaurant, B. Dès notre arrivée, la caissière se lève, nous installe et nous remet le menu. Nous posons le menu après avoir choisi, une autre personne vient alors prendre notre commande. Tout au long du repas, au moins cinq membres du personnel tournent en routine dans la salle et se relaient : vérifier l’avancement, débarrasser, servir la suite, proposer le dessert, apporter l’addition, sans pour autant nous mettre la pression. Ils sont juste disponibles si nous sommes prêts à passer à la suite. Pas de zone assignée, pas de hiérarchie visible : une équipe fluide, polyvalente, efficace. Résultat : une expérience sans attente, sans friction.
On peut argumenter que le restaurant ou le bar sont des endroits où il fait bon vivre et où on peut attendre plaisamment, mais ce n’est pas toujours le cas : vous pouvez vouloir prendre un verre avant un spectacle ou un concert, ou devoir déjeuner rapidement parce que vous avez un autre rendez-vous. Mais là n’est pas le sujet.
Le modèle de fonctionnement de nos entreprises repose sur des concepts implicites qu’il faut savoir décrypter : dans le bar et le restaurant A, l’optimisation des ressources, des moyens de production est privilégiée. Les ressources sont organisées par îlot géographique ou de savoir. On pense que c’est la méthode la plus efficace : ils ont un nombre de tables égal à gérer, peu importe l’afflux sur une zone ou la complexité des commandes sur une autre. Dans le restaurant A, le savoir et la relation client sont même concentrés entre les mains du chef de rang, la ressource la plus qualifiée — et donc la plus chère. C’est donc elle qu’on optimise : son temps, son parcours, son taux d’occupation. En ignorant le lead time client, c’est-à-dire le temps entre le moment où le client est prêt à être servi… et celui où il l’est réellement.
Dans le restaurant B, le centre de gravité n’est pas le serveur, mais le client. Ce qui est privilégié, c’est le lead time client. Ce choix suppose une polyvalence totale : chacun peut accueillir, présenter le menu, prendre la commande, servir ou débarrasser. Chacun tourne en permanence dans le restaurant pour repérer tout risque de stagnation non souhaitée. Le résultat : un flux continu, un lead time minimal et une satisfaction immédiate.
Ce qui en outre offre au restaurant B la possibilité de gérer ainsi plusieurs services de suite à l’heure du déjeuner ou du dîner, et donc d’accroître le chiffre d’affaires par mètre carré.
Il est urgent de revenir au lead time client. Nous sommes encore trop imprégnés des temps glorieux de la production de masse, avec peu de produits et beaucoup de volumes (low mix – high volume), où une énorme machine débitait à bas coût un large volume de produits. Personne alors ne s’inquiétait du coût des investissements ou de la question de la surproduction, on ne regardait que le coût unitaire et le taux d’occupation de ces ressources onéreuses. Notre monde actuel est plus concurrentiel, plus exigeant. Il faut de la personnalisation, une offre large, des options produits sur de faibles volumes (high mix – low volumes), mais nous continuons à penser qu’il faut rentabiliser nos ressources, baisser leur coût unitaire, au détriment du lead time client.
Suivre et optimiser le lead time client va pourtant améliorer la satisfaction du client : la rapidité inspire confiance. Un client servi vite est un client rassuré, fidèle et plus enclin à racheter. Au point que cela peut devenir un vrai avantage concurrentiel.
Autre avantage, plus le lead time est court, plus on libère du cash. La stagnation dans un flux, c’est de l’argent immobilisé inutilement. Un lead time court, c’est moins de stocks et une meilleure rotation de nos actifs.
C’est aussi un moyen d’éviter le fameux effet coup de fouet sur notre supply chain à la moindre variation de demande : plus notre fournisseur est éloigné dans la supply chain, plus sa production sera dépendante de prévisions anciennes qui n’ont pas anticipé la variation, avec en conséquence des risques de ruptures ou de surproduction.
Dans son livre Le Système Économique de Toyota, Olivier Larue explique parfaitement comment les systèmes traditionnels de production de masse créent un décalage entre les bénéfices déclarés et les flux de trésorerie réels. Les entreprises produisent en effet de grandes quantités avant même que la demande ne se manifeste, afin de réduire les coûts unitaires, mais cette approche immobilise des liquidités dans les stocks ou oblige les organisations à s'endetter.
Suivre de près le lead time client, remettre le client en vue de tous et se soucier de son temps d’attente, reste le moyen le moins consommateur en cash de le fidéliser tout en accroissant la rotation des actifs. Un client fidèle est une garantie de chiffre d’affaires et un soutien pour la marge : il est souvent prêt à payer un peu plus cher.
Et dans votre entreprise ? Optimisez-vous le temps de vos équipes, de vos machines… ou celui de vos clients ?
Catherine Chabiron
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