Cher Gemba coach,
J’ai assisté à plusieurs conférences sur le Lean, et suis très intéressé par le sujet. En revanche, je suis surpris par la diversité des points de vue. Comment puis-je m’y prendre pour me faire ma propre opinion sur ce qu’est vraiment le Lean ?
Merci pour cette question très intéressante. Il y a matière à confusion – je me souviens de la première fois que l’on m’a dit qu’il ne fallait pas confondre le système de production Toyota (un système d’activités interconnectées pour améliorer la qualité, le coût, la ponctualité et le Lead Time) et le système de production de Toyota (le système des pratiques de production actuelles de Toyota). De la même manière un peu outrancière, je pense que nous devrions faire la distinction entre la pensée Lean (une nouvelle manière de penser le business et les manières concrètes d’apprendre ce nouveau mode de pensée) et le « Lean » en général, qui peut vouloir tout dire, depuis le TPS jusqu’aux bonnes vieilles méthodes de réductions de coûts, en fonction de qui emploie le terme. La question peut donc être : comment pouvons-nous nous orienter dans tout ce fatras d’idées et de pratiques ?
Le terme « Lean » est apparu dans la version originale du livre Le système qui va changer le monde comme « la production Lean », qui décrivait la supériorité de l’approche Toyota dans la manière de faire des voitures, depuis la conception jusqu’à la synchronisation de la chaîne d’approvisionnement, la vente, l’organisation de la production, et le pilotage de l’ensemble de l’entreprise. La production Lean, dans le livre, décrit les pratiques en vigueur chez Toyota dans les années 80, et les oppose aux approches industrielles antérieures de la production de masse.
Six ans plus tard, Jim Womack et Dan Jones ont ensuite écrit Le Système Lean.Le Système Lean est un livre très différent, qui décrit comment les entreprises ont réagi en-dehors de l’industrie automobile aux enjeux proposés par Toyota. Il raconte comment des pionniers comme Art Byrne ou Pat Lancaster ont découvert le potentiel d’amélioration de la performance du TPS, comment ils ont transformé leur propre entreprise en apprenant d’anciens maîtres (senseïs) de Toyota, et quels principes généraux pouvaient être déduits de ces premières expérimentations : (1) la valeur pour le client, (2) les flux de valeur, (3) le flux de produits, (4) le flux tiré, et (5) la perfection.
Le Système Lean garde 20 ans après toute la pertinence qu’il avait alors, mais nous comprenons maintenant que les quatre premières des cinq étapes ci-dessus ont pour but de créer les conditions du juste-à-temps, et que les notions « Lean » de takt, travail au standard et kaizen sont incluses dans le terme « perfection ». En ce sens, le livre montre les prérequis du Lean, et explique que le Lean commence à l’étape 5 : la quête de la perfection.
Dans une large mesure, ces deux livres définissent le domaine du Lean, et expliquent également pourquoi cela peut être si déconcertant : d’un côté, nous avons une étude du TPS et de ses évolutions au fil du temps chez Toyota, à la fois du point de vue du système d’apprentissage et des pratiques actuelles de Toyota . D’un autre côté, nous avons la réponse d’autres entreprises aux enjeux qui sont posés par Toyota. Par exemple, en 1994, Porsche était en grande difficulté et appela à l’aide les consultants vétérans du TPS Chihiro Nakao et Yoshiki Iwata. La transformation Lean relatée dans Le Système Lean a permis à Porsche d’élargir sa réflexion sur la modularisation et le contenu du travail, et s’est ensuite propagée vers Audi et Volkswagen. Deux décennies plus tard, Volkswagen a supplanté Toyota en tant que n°1 mondial, mais Toyota est en général considéré comme étant environ deux fois plus profitable que VW, et bien plus productif. En 2015, VW emploie 600 000 personnes pour produire 10 millions de voitures, là où Toyota en produit presque 9 millions avec juste 340 000 personnes.
Le dernier scandale qui a touché Volkswagen ne doit pas faire oublier la haute qualité de ses modèles, mais il est certain que devenir le premier a nécessité certains paris risqués, tant sur le plan marketing que technologique, avec à ce jour des résultats incertains. La comparaison Volkswagen/Toyota illustre parfaitement la difficulté qu’il y a à trouver le bon cap : Toyota est-il encore Lean et que fait-il pour faire évoluer le TPS (la nouvelle architecture mondiale Toyota), et les efforts que fait Volkswagen pour concurrencer Toyota sont-ils réellement « Lean » ?
Quel était le vrai message d’Ohno?
Dans ces conditions, comment savoir quel chemin emprunter? Commençons par comprendre ce que les inventeurs du Toyota Production System avaient en tête à l’origine. Et là, nous avons la chance que l’un des fondateurs du TPS, Taiichi Ohno, ait écrit trois livres dans lesquels il détaille sa pensée : Workplace Management, Toyota Production System et Just-in-Time for Today and Tomorrow.Trois livres sont à lire ABSOLUMENT au démarrage.
L’environnement de Toyota dans le Japon des années 50 était tellement différent de notre quotidien qu’il est aisé d’évacuer la parole d’Ohno pour cause d’archaïsme, mais c’est en fait là que réside l’essence du vrai « Lean ». Au lieu de vous focaliser sur ce que vous comprenez, plantez vos crocs dans ce que vous ne comprenez pas. L’exceptionnelle équipe d’ingénieurs qui a créé le TPS à l’époque avaient une conception très différente du business, et c’est à la fois ce que nous recherchons et n’arrivons pas à capter quand nous supposons trop rapidement que nous comprenons leur pensée. C’est pourquoi je relis régulièrement Ohno et me pose à chaque fois la question qui me taraude depuis maintenant 20 ans : en ai-je la bonne compréhension ?
Pour mieux décoder les livres d’Ohno, il existe d’autres livres écrits plus récemment par des contemporains d’Ohno, qui constituent une véritable aide pour remettre les choses dans leur contexte et vous faire pénétrer dans le mystère de ce qu’Ohno voulait vraiment dire. Mes préférés sont :
- Takehiko Harada : Management Lessons from Taiichi Ohno, publié récemment chez Mc Graw et Hill: c’est un livre fabuleux à l’ancienne, qui vous renvoie à la manière dont on faisait des voitures dans les années 60 et 70, mais avec la perspective des années récentes. Plus important, Harada, qui a eu la gentillesse de mettre son autographe sur ma copie de son livre, nous révèle certains critères pour nous permettre de tester notre compréhension, comme par exemple « le Kaizen vous rapproche-t-il du processus final ? » ou bien « le Kaizen rapproche-t-il la prise de décision de ceux qui font la valeur ajoutée, ou bien la renvoie-t-il auprès des managers dans les salles de réunions ? ». C’est un compagnon essentiel des livres d’Ohno, qui vous permettre de mieux vivre avec la désagréable sensation que tout ce que nous croyons comprendre du TPS est faux – ce qui fait également partie du fun. J’ai eu l’honneur de rencontrer l’auteur à Taipei et ai eu de grandes discussions avec le sensei de Toyota Joe Lee (l’un des disciples de Harada), et nous avons là un des rares exemples vivants de l’esprit Toyota originel.
- Takahiro Fujimoto and Koichi Shimokawa’s : Birth of Lean publié par le Lean Enterprise Institute: cette collection d’articles donne une très bonne perception de ce qui se passait chez Toyota à l’époque des premiers efforts d’Ohno; les liens entre le TPS et la Qualité Totale; et une interview rare et fascinante d’Eiji Toyoda lui-même, dans laquelle il partage sa vision exceptionnelle d’un système bâti autour des contributions individuelles, depuis les suggestions de l’opérateur jusqu’au TPS dans son ensemble.
Bâtir sur les fondations
Une fois que vous avez bien compris les fondations, vous pouvez poursuivre en explorant les pratiques de travail réelles de Toyota, auxquelles vous trouverez une parfaite introduction dans l’excellente série de livres sur « le Modèle Toyota » par Jeff Liker (en version anglaise, The Toyota Way ). Cette série commence avec le livre « Le Modèle Toyota », et se poursuit avec The Toyota Way to Lean Leadership dans lequel il présente une réflexion profonde sur le leadership Lean avec Gary Convis. Une autre publication à lire absolument est The Toyota Way Fieldbook , qui explore en profondeur les mécanismes utilisés par Toyota pour piloter son usine américaine juste après l’avoir installée – cela reste un point de repère dans l’histoire de l’adoption du TPS hors du Japon – et ce « carnet de bord » vaut la peine d’être lu avec beaucoup d’attention.
Ces deux séries de livres devraient vous faciliter la tâche de comprendre ce qu’il y a d’exceptionnel dans ce que Toyota a fait, et comment ces idées ont transformé l’ensemble de notre perception du business. Quant à la réponse apportée hors de Toyota, le livre Le Système Lean décrit comment d’autres entreprises, telles Wiremold, Lantech ou Porsche ont relevé les défis proposés par Toyota. Le meilleur ouvrage sur le sujet depuis la publication du Système Lean reste à mon avis celui d’Art Byrne, Lean Turnaround , qui explique clairement comment des concepts occidentaux traditionnels peuvent être utilisés et changés pour créer de vraies transformations Lean.
Il existe aussi un certain nombre de livres « outils », et quoique les outils soient très importants dans toute initiative « Lean », si vous ne lisez pas Le Système Lean et Lean Turnaround, il est probable que vous focalisiez votre énergie sur le « Comment ?» et sur le « Quoi ? », et que vous passiez complètement à côté du « Pourquoi ? ». En particulier, Lean Turnaround explique comment relier les efforts « Lean » dans les ateliers à la performance globale de l’entreprise telle qu’elle apparaît dans son compte de résultat – une lacune critique dans la plupart des initiatives Lean.
Et puis il y a bien sûr mes propres livres, le Gold Mine, The Lean Manager et Lead With Respect, qui tentent de démontrer à quoi ressemble un périple d’apprentissage Lean, et vise à vous faire entrevoir ce qui vous attend.
La liste est assez longue, mais il n’y a pas moyen d’y échapper. Pour forger vos propres idées à propos des exemples issus de la vraie vie que l’on vous montre dans les conférences où dans des Kaizens dans votre propre entreprise, vous devez être au clair sur les fondamentaux. Idem pour comprendre la tension sous-jacente entre ce que fait Toyota (nous n’en serons en fait jamais sûrs, car Toyota est une vaste entreprise, et personne chez eux n’en est complètement sûr non plus) et le Lean. Certains de ces cas d’application ne sont que des avatars d’un taylorisme très traditionnel, paré des atours à la mode du Lean. D’autre sont des tentatives de bonne foi de capturer un « esprit Lean » abstrait, dans le but de trouver une manière alternative de travailler. Certains, enfin, surfent la vague des pratiques managériales à la mode comme l’Agile ou l’holacratie. Chacun va probablement revendiquer le le label « Lean » , et c’est là que votre question prend tout son sens – comment peut-on se faire sa propre idée ?
D’abord l’arbre de Noël, ensuite les décorations
Au final, on peut appliquer la même question que quand on choisit son médecin : à qui faire confiance ? En particulier dans des situations sans information interne particulière, et où tout un tas de personnes agitent leur drapeau en prétendant être la « vraie » source du Lean – il suffit de compter tous ceux qui s’agitent en revendiquant qu’ils connaissent le « vrai Lean » (oui, je sais, j’en fais aussi partie). Dans ce maquis, j’utilise les trois critères suivants, à défaut d’en avoir de meilleurs :
- Degrés de separation d’avec Taiichi Ohno: combien de personnes vous séparent d’Ohno. Par exemple, j’ai pour professeurs un certain nombre de personnes qui ont été élèves d’ingénieurs qui ont travaillé avec Ohno – il y a deux personnes entre Ohno et moi. Cela ne signifie pas que je comprenne mieux, simplement que j’ai une information plus authentique.
- Réputation au sein de la communauté Lean : oui, je sais, pas terrible, mais quand même : la communauté Lean a maintenant 20 ans et les gens savent à peu près qui est qui et quelles sont les forces et faiblesses de chacun. Rejoindre la communauté vous aidera sans aucun doute à vous orienter. A l’inverse, méfiez-vous d’un gourou autoproclamé qui ne fait pas partie de la communauté, et n’a donc pas été soumis à la revue de pairs informelle qui a lieu en permanence.
- L’engagement sur la compréhension de ce qu’est le Lean : les meilleurs théoriciens du Lean que je connaisse – et j’ai eu la chance d’échanger et d’aller sur le gemba avec eux – travaillent encore sur cette question : qu’est-ce que le Lean ? Où en est Toyota à l’heure actuelle ? A-t-il perdu son âme ou reste-t-il fidèle au véritable esprit Lean des débuts ? Quelle en est notre réelle compréhension ? Un engagement personnel de continuer à apprendre est un signe fiable que cela vaut la peine d’écouter cette personne, même si vous n’êtes pas d’accord avec elle.
En définitive, pour répondre de manière brutale, cela commence par lire les classiques afin de créer les fondations qui vous permettront de vous orienter dans le monde de la pensée Lean : d’abord, vous faites pousser l’arbre de Noël, et vous pouvez ensuite y suspendre les décorations que vous découvrez dans les salles d’apprentissage, les conférences ou les chantiers Kaizen. J’ai bien conscience que cela peut être déroutant au départ, mais c’est en partie ce qui fait la grandeur du domaine Lean (et sa robustesse) : on ne parle pas de quelques bouquins et de rares succès spectaculaires. Nous disposons de toute une bibliothèque de livres sur le Lean et d’exemples à travers le monde (voir The Lean Post ou Planet Lean). C’est un domaine sérieux, qui existe depuis plus de 20 ans et va, selon toute vraisemblance, continuer à se développer. La diversité est formidable. L’envers de la médaille est que la pression est plus forte pour s’orienter avec précaution, car personne ne le fera à votre place – ce qui nous ramène à lire ses classiques.
Traduit de l’américain par François Lopez
Source : http://www.lean.org/balle/DisplayObject.cfm?o=3102
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