
Je souhaite à tous une excellente année 2025 – malgré les nuages conjoncturels qui s’accumulent. Les chiffres ronds donnent toujours matière à réfléchir. Un quart de siècle après le changement de millénaire : où en sommes-nous ? Plus personnellement, trente ans à étudier le lean (la méthode Toyota adaptée hors de chez Toyota) : quelles leçons en tirer ?
Une orgie d’externalisation – voilà ce qui me saute aux yeux de ce que nous avons fait. Le principe de Toyota qui m’avait tant intrigué et attiré il y a 30 ans est la notion que « pour faire des produits il faut d’abord développer des gens. » Les ingénieurs japonais s’étaient créé une pratique concrète du développement de capital humain, qu’ils avaient explicitée sous la forme du TPS (qu’on m’a souvent décrit comme le Toyota People System), en faisant l’hypothèse fondamentale que pour que les personnes soient plus performantes il faut d’une part qu’elles comprennent le système dans lequel elles opèrent, et d’autre part et qu’elles aient les outils pour répondre aux questions qui s’y posent - pas nécessairement les réponses, mais les outils pour construire ces réponses. Mais pour cela il faut commencer par vouloir investir sur les personnes.
La globalisation, en premier lieu, a permis à beaucoup d’entreprises de délocaliser la fabrication de composants de base, pour des raisons de prix et avec l’espoir de délocaliser les soucis en délocalisant la production. Nombreux grands managers de grands groupes se targuent d’avoir « tout mis en Chine », puis de faire une grande part de chiffre d’affaires avec la Chine… visiblement sans avoir lu un livre d’histoire. Surtout sans comprendre que pour délocaliser la production il faut tôt ou tard délocaliser le savoir-faire d’ingénierie nécessaire à son soutien, puis, par la force des choses, le savoir-faire de conception de produits.
Comme on a pu le voir de manière tristement spectaculaire lors de l’affaire des masques pendant la pandémie, ou bien dans la crise des semi-conducteurs dans l’automobile, délocaliser la production est aussi renoncer au contrôle sur les capacités de production – savoir produire plus ou moins – puisque ces décisions sont maintenant aux mains de quelqu’un d’autre, qui a souvent aussi d’autres clients et d’autres priorités. Délocaliser du volume fait sens, mais délocaliser du savoir-faire est simplement suicidaire à court ou long-terme. À Taiwan, les industriels locaux ont vu la crise des masques comme l’opportunité de reconstruire de la capacité de production, à la différence de nos technocrates qui l’ont abordée comme la nécessité de mieux acheter.
Le digital, en second lieu, a permis d’accélérer la délocalisation en l’étendant aux tâches de cols blancs, de l’ingénierie à l’administration. Plus besoin de savoir faire la paye, puisqu'on vous offre sur étagère un service de gestion de paye externe. Mais là également, même sur un exemple aussi simple on perd la nécessité de comprendre une paye, et de fil en aiguille, la nécessité de vraiment se poser des questions de fond sur les politiques de rémunération et ce qu’elles impliquent pour la stabilité de l’entreprise.
Quid des coûts ? Bien sûr qu’il n’est pas question de passer à côté des bénéfices de l’automatisation et des partenariats. Je ne vais pas refuser de me servir d’un lave-linge par volonté d’apprendre à laver le linge. Mais il faut en comprendre le trade-off. Dès que j’automatise et que je laisse le contrôle de cette automatisation à un tiers, je perds le contact direct avec le fonctionnement de cette activité et l’impact que cela peut avoir sur l’ensemble de mon système. Le lean nous apprend à être très vigilants sur le make-or-buy au risque d’abandonner tout contrôle sur notre destinée. On lit partout dans la presse que Toyota et Tesla gagnent des parts de marché en France alors que les constructeurs nationaux en perdent, mais en revanche on lit rarement un questionnement ou une prise de responsabilité de nos grands patrons sur le sujet, autre que de jeter la faute aux événements… que subissent également Toyota et Tesla.
Que veut dire développer quelqu’un ? Développer une personne est lui donner les moyens méthodologiques pour qu’elle puisse trouver en autonomie des réponses performantes aux problèmes qui se posent à elle. Pour cela le lean nous apprend à construire la compréhension profonde des choses couche par couche :
- Commencer par clarifier les savoirs fondamentaux qui permettent de comprendre le fonctionnement de l’objet que l’on a en face de soi, qu’il s’agisse de connaître les lois fondamentales de l’électronique et savoir lire un schéma du fonctionnement des composants de base, résistances, diodes, transistors, etc. pour comprendre une carte électronique, ou l’équivalent pour une organisation, avec ses humains, ses départements, ses processus et ainsi de suite.
- Construire l’outil d’analyse en fonction du problème abordé et de ce qu'on cherche à obtenir, en visualisant une méthode et en s’en servant plusieurs fois sur des cas simples, pour que la personne comprenne ce que fait l’outil et comment bien (ou mal) s’en servir. Sans cette étape fondamentale, appliquer un outil mal maîtrisé à un problème complexe revient à multiplier les problèmes : le problème d’origine n’est toujours pas résolu et l’outil mal utilisé pose un deuxième problème à part entière.
- Se servir de l’outil dans des cas de plus en plus complexes afin de trouver des solutions performantes à des situations délicates (souvent le fruit de plusieurs contraintes contradictoires).
- Partager et communiquer sur l’utilisation des outils pour s’enrichir des expériences des autres et enrichir la base de connaissance de manière à forger une véritable intelligence collective dans le groupe – le capital humain que nous recherchons pour rendre plus productifs tous les autres moyens : capital, travail, technologie, administration, etc.
Mais à quel prix ? Une intuition révolutionnaire du lean est de lier le développement des personnes au kaizen – à l’amélioration – en demandant mieux plutôt que moins. En stabilisant la demande sur chaque ressource, il est alors possible de se poser la question de mieux se servir de la ressource en résolvant progressivement les problèmes de qualité ou de non-satisfaction client qui sont mis à jour. Au-delà du mieux, plus s’obtient en mettant davantage de ressources stables en ligne, car on les comprend mieux.
Le génie de l’affaire est que développer les personnes ne coûte rien au global – au contraire, cela rend plus productif. Mais pour cela il faut en avoir d’abord l’intention et ensuite la compétence – dont celle d’inclure les moments d’apprentissage et d’amélioration dans les budgets et de mieux connaître les fonctionnements capacitaires, au lieu de garder le pied sur l’accélérateur en seconde en espérant qu’un moteur qui tourne fort avance vite. La plus grande leçon stratégique à retenir de la pratique du lean, c’est d’externaliser le surplus de volume mais garder assez de production interne pour pouvoir apprendre et enseigner aux générations futures, puis garder une pression constante sur l’amélioration continue du service rendu.
Il faut des années pour faire pousser un arbre et quelques heures pour l’abattre, le débiter et le vendre. Il est plus facile de dissoudre l’Assemblée nationale que de lui apprendre à mieux fonctionner pour résoudre les problèmes du pays. Bien sûr qu’il est facile de se montrer comme un héros quand on arrête des activités internes et qu’on les fait faire à l’extérieur pour un gain de coût sur le papier, mais qu’en est-il du véritable retour de cette décision sur la productivité globale ?
Rien n’est inéluctable. Chaque nouvelle année est l’occasion de poser de nouveau les questions les plus profondes et de chercher de nouvelles réponses. Chaque nouvelle année est l’occasion de se réformer soi-même, sortir de nos habitudes de pensée et se construire de nouveaux outils pour mieux affronter nos challenges. La porte du lean est toujours ouverte. Elle est là, devant chacun de nous. Le lean est une méthode explicite, concrète, praticable et, si elle est prise avec l’intention véritable d’obtenir de la performance par le développement des gens (et non pas dévoyée par les consultants qui proposent de leur externaliser les méthodes de performance), elle réussit toujours.
En cette nouvelle année vingt-vingt-cinq, je vous souhaite toutes les réussites du monde et ne vous demande pas de faire du lean, mais de prendre le temps de réfléchir sur ce qu’est réellement le succès pour votre entreprise, sur la direction où vous mène le chemin sur lequel vous êtes présentement embarqué, et quelles autres alternatives sont connues et envisageables dès aujourd’hui. Construisons l’année pour réussir l’année ! Meilleurs vœux !
Michael Ballé
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